2000 – Kamikaze


Genre :
Journal Intime
Editeur : Éditions du Rocher
Date de parution : mars 2000
Nombre de pages : 1302
ISBN : 2-268-03418-6


Quatrième de couverture

En me relisant, je suis effaré devant cette somme de caprices idiots et de sentiments horribles. Inutile de dire que je n’ai rien corrigé qui puisse altérer l’impression désagréable qui se dégage du personnage émotif et cruel que je suis.

Extrait

Lundi 17 septembre 1990. – […]

LA NUIT D’ALEXANDRE

[…] Mon cœur bat aussi fort que le cardiotocographe…
Hélène gémit de douleur.
Elle implore le retour de l’anesthésiste qui lambine à lui réinjecter une dose. Frydman sort de la salle, revient. La sage-femme marocaine et l’infirmière positionnent les « étriers ». Hélène ne sent plus ses jambes, moi non plus. Je m’accroche au radiateur. Les accoucheuses me demandent si ça va. Frydman ne comprend pas pourquoi je ne tombe pas la veste. Il y a ma blouse dessus ! Trop compliqué. Je ne veux pas rater une seconde du spectacle. Je suis à contre-jour, je ne vois d’Hélène que les genoux et, devant, les regards au travail de Frydman et de ses Béclère’s Girls. Position idéale (pas en face du trou et présent quand même). Je m’en serais voulu, moi visionneur de tout, d’avoir été dans le couloir des lâches et des faux sensibles au moment crucial.
Hélène s’accroche aux barres de la table de travail et, sous les encouragements des deux femmes, pousse de tout son être pour sortir le nôtre.
Je me balance de frayeur et d’extase tout à la fois. Comme si je me berçais. Le radiateur m’empêche de m’écrouler. Je cherche, dans les yeux de ceux qui voient ce que je ne vois pas, une once de renseignement. Mais tout le monde affiche un visage grave et concentré. A une petite mimique de Frydman, je comprends que ça va être difficile : il demande à l’infirmière d’aller chercher les forceps. Elle revient. Il place les pinces. Puis les cuillères. Et puis je le vois les tourner, tourner comme un volant de camion. Il négocie un virage ou quoi ?
— Poussez encore, mademoiselle Hottiaux… Je vois ses cheveux…
Mes jambes sont en confiture. Frydman applique en plus la ventouse, les sages-femmes appuient sur le ventre d’Hélène arc-boutée par l’effort pour contenir le fibrome, qu’il n’éclate pas !…
— Respirez fort, et poussez, encore, encore, encore, encore…
7 h 15.
Plusieurs assauts se succèdent comme pour prendre une forteresse. J’entends la ventouse qui aspire. Je vois, à l’envers, les yeux d’Hélène froncés par les prouesses musculaires.
7 h 30. Une traînée de nuages rougeoie l’aube. 7 h 35 !
— Voilà ! voilà ! Bravo !… On voit sa tête. Il est très beau…
La Marocaine me fait signe d’approcher. Des cuisses, je vois en effet apparaître une tête ! Comme d’un volcan ! Tout de suite Hélène entre dans une espèce de transe émotive de joie. Elle pleure sans pleurer. Frydman accompagne la sortie très rapide du reste du corps et dépose l’enfant sur le buste de la mère. Il est splendide, chevelu, « dodu » s’exclament les sages femmes, d’un teint rosé (pas du tout gris), assez propre (je l’imaginais plus sanguinolent), dodelinant de la tête et avec des yeux grands ouverts qui nous lancent un sacré regard, avant d’aller s’enfouir dans l’émotion d’Hélène !
— Alexandre… Alexandre… ne sait que saccader Hélène d’une voix que je ne lui connaissais pas.
Je dois bien avouer d’emblée qu’il me ressemble étonnamment ! C’est moi quand je suis né! Là où je ne comprends pas c’est quand Hélène trouve à la fois qu’Alexandre est beau et qu’il me ressemble !…
Voir Hélène dans cet état inédit d’extase nerveuse manque m’étrangler dans les sanglots. Je me contente de lui murmurer des « Regarde ! ». Elle caresse le beau crâne ovale de son enfant. Frydman me demande si je veux « couper le cordon »… Comme si je refusais un café, je lui réponds : « Non, merci. » Moi j’écris, lui il coupe : chacun son boulot dans l’affaire. II bricole encore un peu pendant qu’Hélène soupire de bonheur, puis il enlève ses gants, sourit. C’est fini.

Ça a quand même duré huit heures ! Les sages-femmes déconnent pour dissiper la tension qui persiste. Je retrouve un peu mes jambes. Le jour est tout à fait levé. Aurore pour tout le monde ! L’équipe diurne vient d’arriver. La première sage-femme s’est réveillée : elle vient voir le bébé qui est né pendant son sommeil. C’est la Marocaine qui emmène Alexandre à la pesée. 4 kilos pile ! L’aiguille sur le 4, pas avant, pas après… 51,5 cm (idéal). On inscrit son nom, on le lave, on l’habille. Pendant que Frydman recoud Hélène (son épisiotomie), on me confie Alexandre.
Je le prends dans mes bras très naturellement et, sous les regards amusés de la Marocaine, je lui parle : « Tu reconnais ma voix, hein ? Alexandre… Tu viens du plus profond de moi. Tu es allé te chercher au fond de moi. Nous allons vivre une grande aventure tous les deux… » Il ouvre ses yeux sombres, agite ses mains grassouillettes, essaie d’empoigner mon nez, bave un peu et pleure de sa belle petite voix (je l’arrête net en prononçant son nom).
Ô grâce, la résurrection existe… La naissance d’un enfant en est la preuve absolue. Le dernier dogme incroyable s’avale sans problème : comment ne pas croire en la résurrection de la chair quand on assiste à la naissance de son fils ? La future chair morte du père se réincarne d’avance dans le fils qui naît. J’ai vu naître celui qui me verra mourir.

 

p.3912-1914
Compétences

Posté le

1 avril 2015