1986 – L’âme de Billie Holiday

Genre : Essai
Editeur : Denoël
Date de parution : 1986
Nombre de pages : 248
ISBN : 2-207-23260-3


Quatrième de couverture

Il est extraordinaire, ce Nabe. Remuant, provocant, percutant, exalté, net. Il pense que tout est foutu, mais qu’il reste encore une petite chance de s’ouvrir l’oreille. Et pour lever toutes les équivoques, bien cadrer son art poétique, il est allé chercher l’irréfutable : le corps fait voix, l’âme des ténèbres, l’élégance incompréhensible du rythme incarné en femme : Billie Holiday. Le coup est imparable : on aime ou on n’aime pas, à la folie, cette sainte lascive, ce génie des sinus. Arriver à rendre des phrases consistantes à ce sujet, et la cause d’un écrivain est entendue. Il vous faudra donc compter avec ce monstre précis, décidé, tout jeune, niez-le si ça vous arrange, ça ne chan­gera rien, il a d’ores et déjà sa place, toute sa place. « Gagner quelques années sur monsieur Manet : triste politique ! » Dixit Mallarmé.

 

Philippe Sollers

Extrait

Billie Holiday est ma drogue. Je m’en injecte. Son accoutumance m’est tragique. Elle se coule en moi à chaque écoute. Le saphir de ma chaîne est ma piqûre d’esclavage. Sa voix est une voix de seringue : elle sonne comme si elle était enfermée dans une seringue et en poussant, on entend les mots s’étirer lentement jusqu’à s’éteindre dans nos veines.
On croit toujours qu’on est mort.
Dans le cas des jazzmen noirs-américains, la drogue bien souvent est une ascèse, une hygiène morale, une discipline pour resserrer sa concentration, pour évacuer toutes les tentations de la société moderne, pour ignorer jusqu’au sens du mot compromis. C’est la tour d’ivoire constante en nuage de fumée, l’obstruction volontaire de certains réflexes sociaux qui perdraient l’âme pure.
Il y a un héroïsme à se droguer. La drogue à haut niveau (Artaud, Parker, Gilbert-Lecomte, Fats Navarro…) appartient à la Chevalerie.
La poudre blanche est la magie noire des Noirs contre la foule blanche.
Je l’ai déjà dit : la drogue, ça se mérite. Celui qui se drogue par « plaisir », le dilettante défoncé baudelairien est méprisable et se trompe.
Oui, Billie Holiday se droguait : elle avait des raisons de le faire. Je l’approuve totalement. La drogue n’est plus une misère quand on a un pied dans l’enfer, l’autre au Paradis, à cheval sur l’oubli de tout sauf. Car la drogue c’est bien ça : l’évaporation de tout sauf la musique. Les jazzmen sont les authentiques praticiens de la théorie du « Tout sauf ». ils ont tiré la chasse d’eau une bonne fois pour toutes. Un trône autre les attend, grands royaux… Rien d’artificiel dans les paradis de ces gens-là.
Vive la Drogue ! Vive l’héroïne qui nous a donné les plus grands chefs-d’œuvre de l’humanité ! Vive la sainte drogue qui a enveloppé, protégé Billie Holiday, qui nous l’a préservée, qui lui a permis d’oser encore faire sortir des notes de sa bouche, qui l’a bercée morbidement dans une vapeur inspirante de nauséeux bien-être ! Vive la drogue qui lui a permis toutes les douceurs ! Vive la drogue responsable de cette musique du sommeil ! Vive la drogue, sommeil rêvé pour la musique ! Gas-oil des surhommes out of the human race ! Vive la drogue aux seringues pleines de Léthé !…

Chapitre 12 « L’héroïne », p.81-82.
Compétences

Posté le

28 mars 2015