1998 – Je suis mort


Genre :
Roman
Editeur : Gallimard, Collection l’Infini
Date de parution : janvier 1998
Nombre de pages : 110
ISBN : 2-07-075207-0


Quatrième de couverture

« À l’instant, je viens de me tirer une balle dans la tête. Il y a trop longtemps que j’en avais envie, et puis un jour j’en ai eu besoin.
A l’Armurerie de la gare de l’Est, le revolver 22 long rifle Uberti à six coups avec crosse en bois est le seul qu’on peut acheter sans port d’armes : 2 400 francs + 40 francs la boîte de 50 balles CCI Stinger 5/5 mm.
J’ai rapporté le lourd, long et froid objet chez moi. Je l’ai caché dans un tiroir de mon bureau. Le lendemain, je l’ai sorti : c’était le colt de cow-boy dont je rêvais quand j’étais enfant à Marseille. Se tuer, c’est rejoindre un moment précis de son enfance. »

Extrait

Maman,

Ce n’est pas bien de désobéir à son fils unique, surtout quand on l’est soi-même (unique). Tu es ma mère et tu le resteras quoique ce monstre que j’ai enfanté, et qui s’appelle comme tu sais, puisse faire. Tu as eu tort de venir au théâtre me voir t’imiter. Je t’ai jouée, mais je ne me suis pas joué de toi. Il est sans doute douloureux pour une mère d’assister à nouveau, trente-sept ans plus tard, à l’évènement le plus regrettable de son existence, mais tu conviendras que, pour moi, c’est encore plus douloureux et regrettable de vivre dans ce monde d’insensibles qui veulent faire payer aux autres leur propre incapacité à leur dire qu’ils les aiment.
Je suis presque heureux que tu m’en veuilles à mort. Tu me donnes l’occasion de te dire aujourd’hui que, pour un acteur comme moi, tu es la mère idéale. Je ne te l’ai jamais dit (tu connais ma haine des mots) mais sans toi, il y a longtemps que j’en aurais fini.
Tu crois être détruite, mais ce qui est indestructible, c’est le cordon d’acier qui relie ton cœur au mien, ou plutôt à ma tête, car moi, mon cœur, il est détruit depuis longtemps, et il ne me viendrait pas à l’idée de t’en faire le reproche.
« Méchant ! » L’a-t-on assez répété dans tous les journaux, sur tous les plateaux de télévision, sur chaque modulation de fréquence ! Si s’intéresser à l’humain, c’est être méchant, alors je suis méchant, très méchant. Oui ! Je veux que l’être m’offre sa profonde détresse pour avoir le désir (et non le plaisir) de le consoler. Car, je sais consoler : c’est mon art. Me frustrer de consolation, c’est encourir à coup sûr mon mépris. Je peux faire s’attendrir sur eux-mêmes une putain ou un pape avec une facilité que toi tu as vue à l’œuvre. C’est toi-même, ma mère, qui me rappelais comment, le premier jour de maternelle, je consolais les plus grands qui pleuraient à chaudes larmes de quitter leurs mamans alors que moi, c’était la première fois ! Je serai toujours ce petit garçon qui tapote sur l’épaule d’un géant en pleurs.
Je voudrais que tous les hommes soient heureux à l’idée de devenir meilleurs, quitte à en souffrir. Je souffre bien, moi ! Et d’abord de ma naïveté. Qu’ai-je donc fait pour que les autres me culpabilisent ainsi ? Je suis le bain révélateur de leurs angoisses. Ils ne me pardonnent pas d’être coupables, ou du moins de n’être pas aussi innocents que moi. Je t’en prie, maman, ne t’y mets pas. Tu mérites mieux que de te convaincre que ton fils est un salaud.
Instinctivement, les cyniques m’ont honni, haï, exécré. Toutes les pires accusations qui peuvent pleuvoir sur un horrible personnage (pédophile ! coprophile ! exhibitionniste ! étrangleur ! violeur ! poseur de bombes !) ne sont encore rien contre le crime suprême dont je me suis prétendument rendu coupable : y croire ! Oui, en quelques années, je suis devenu celui qui « y » croit. À quoi ? À la vérité, à la sincérité, à l’art surtout : ça ne pardonne pas dans ce monde où pullulent les ricaneurs, moqueurs, déconneurs… Il y a tant de débrouillards qui passent entre les gouttes et qui tirent leur épingle du jeu. Moi, je suis mouillé en permanence et je laisse toutes mes épingles dans tous les jeux.
Comme toi, je ne suis pas cynique, et comme toi j’en crève. Tu as voulu absolument voir mon dernier spectacle parce que pour toi, il est inconcevable de ne pas revivre avec moi mes plus affreuses heures étalées sur scène. Quand je t’ai interdit de venir, c’était à toi que je pensais. Tu as transgressé une loi essentielle : laisser le fils souffrir seul. Ce n’est pas grave (j’en ai transgressé d’autres !). Tu es assez sensible pour comprendre que mon jeu d’acteur ne peut que m’entraîner dans un gouffre du fond duquel je ne pourrais pas facilement ressortir pour rejoindre ceux que j’aime, dont toi.
J’ai toujours été deux, mais pour devenir celui que tout le monde croit que je suis devenu, j’ai dû m’expulser de toi (tu as vu dans quelles conditions !). Dans ton ventre se trouve encore un petit animal craintif et buté qui refuse de sortir de son trou. Ne t’y trompe pas, maman : c’est lui qui t’écrit cette lettre, pour rester vivant.

Ton fils.

p.108-110

Compétences

Posté le

1 avril 2015